Les peintures incantatoires de Yujoo HONG
Anne Malherbe
Les peintures de Yujoo HONG sont aussi mystérieuses que familières. Elles présentent des objets connus, isolés sur un fond uni. Pour regarder de telles œuvres, on est obligés de s’avancer, tant est grand le dénuement de la composition et délicate son exécution. Au motif principal s’en ajoutent seulement un ou deux autres : une bâche et un arbre, un arbre et des fils, un fauteuil et des flèches. Les objets sont coutumiers — notons, d’ailleurs, que plusieurs parmi ces toiles ont été peintes lors du confinement, comme un journal intime. Cependant, le sens de ces objets n’a rien d’évident. Aucun indice n’éclaire leur signification. Le vide qui les entoure, au contraire, met en avant leur étrangeté. C’est pourquoi il vaut mieux, dans un premier temps, considérer les œuvres dans leur ensemble, examiner leurs correspondances. D’une toile à l’autre, les motifs se répètent : les arbres, la toile blanche (tendue ou volant au vent), les fils rouges, les chaises ou les fauteuils, les perles ou les grains de riz. Comme si l’artiste avait mis au point un alphabet qu’elle déclinait dans chacune des compositions, et qu’il nous revenait de déchiffrer.
L’artiste explique elle-même que certains objets ont une signification dans les rituels bouddhistes ou sont liés à son histoire personnelle. Le siège vide évoque l’absence, les perles et les fils rouges servent aux chapelets, les papiers noués sur les branches rappellent certains sanctuaires, les bandages réparent les arbres coupés.
Mais la traduction de ces motifs ne fait pas tout. Il y a aussi la façon dont l’artiste nous invite à regarder au-delà des apparences. Considérons, par exemple, ces paysages dans lesquels des baigneurs trempent dans un liquide bleu qui, bien sûr, est la mer, mais pas uniquement la mer : le ciel s’y mélange, la lumière s’y agrippe. Les personnages, frêles silhouettes que nous voyons de dos, semblent appelés à avancer dans cet univers où les éléments se confondent, dans ce liquide primordial, pour gagner un au-delà que nous ne discernons pas. Ici, comme ailleurs, la couche de peinture est translucide, tel un voile qui masque le mystérieux horizon. Dans toutes les œuvres, les fins coups de pinceaux tissent un réseau de motifs aussi précis et fragiles qu’une toile d’araignée. Le geste de l’artiste dissimule et révèle à la fois.
Le fond sur lequel les objets se dégagent est de couleur neutre : gris (en particulier le gris de l’encre de Chine) ou ocre (quand l’artiste y ajoute de la terre). Parfois, l’artiste ajoute du charbon. La couleur ne sert pas à donner du pittoresque ; elle est avant tout liée aux éléments naturels. Le shamanisme n’est jamais éloigné : les souches sont animées d’une vitalité qui fait s’épanouir des branches nombreuses, les troncs se tordent comme des flammes. Et les pigments naturels, justement, sont les vecteurs de ces forces. Yujoo HONG n’est pas seulement peintre : son travail se déploie aussi en installations, céramiques, vidéos, qui proposent une manière différente de faire ressentir la présence d’un monde invisible mais puissant. Or l’intérêt de ces peintures est précisément d’ouvrir, l’une après l’autre, autant de fenêtres discrètes vers cet autre monde. Comme ce simple tas de riz dans lequel sont plantés des bâtons d’encens, ou comme ce livre ouvert d’où s’échappent les précieuses graines blanches. On pense aux ex-voto, aux images pieuses. La peinture, ici, est une discipline spirituelle : chaque jour, rendre palpable et sensible l’invisible qui nous entoure.